Bible et Qabalah

Le Retour du Rire Dans la Bible

Adam vécut 930 ans. A cette époque on vivait, semble-t-il plusieurs centaines d'années: cette espérance de vie a dû être ressentie comme une véritable immortalité sur le plan pratique. Pour les générations qui ont suivi, la mortalité a cru progressivement et le souvenir de cette longue vie a fait place au mythe du paradis perdu et à sa nostalgie. Mais vivre cent ans ou mille ans a peu d'importance. Ce qui compte c'est de parvenir à l'impression de vivre une immortalité. La Tradition propose comme voie pour y parvenir l'étude de la Torah, chemin de la Connaissance.

On a retenu comme exemple de cette dégradation tout au long des générations, le rire, tel qu'il ressort du texte de la Bible. Ainsi, l'exil de l'homme du Paradis ou son cheminement sur la voie d'une rédemption peuvent être mis en parallèle avec le contenu et l'évolution du "rire biblique".

"Rire" en hébreu se dit "litsh'oq" dont la racine est "tsah'aq" tsadé-h'ét-qouf, image du passage entre le juste et le singe, entre le poète et le clown, quelque chose de limpide qui subit soudain un étranglement. Ce mot est à l'origine du nom du patriarche Isaac, fils d'Abraham et de Sarah, fils inespéré de leur grand âge et fils offert au divin, mais épargné du sacrifice.

Sur l'Arbre de Vie, on place généralement Abraham au repère "clémence ou miséricorde", Isaac au repère "jugement ou rigueur": on comprendra mieux ce sens à travers l'évolution du rire dans le texte biblique.

La racine "tsah'aq" du rire biblique n'est citée que dans treize versets bibliques, en plus du nom d'Isaac: dix versets de la Genèse, un verset de l'Exode, un verset des Juges et un verset d'Ezéchiel. Différents épisodes de l'histoire hébraïque ponctuent l'évolution du rire. Et nous allons suivre son évolution à travers les versets de la Bible.

Le premier rire biblique est celui d'Abraham. Dieu lui annonce qu'il aura un fils de Sarah, jusqu'alors stérile.

Genèse chap 17 vers 17: "Abraham tomba sur sa face et "rit"; et il dit en son coeur: "Naîtrait-il un fils d'un centenaire? et à quatre-vingt-dix ans Sarah deviendrait-elle mère?"

Le rire intérieur d'Abraham n'est pas celui de l'étonnement, mais celui d'une véritable joie innocente et totale, à l'annonce d'une descendance inespérée.

Sur leur route pour annoncer à Sodome et à Gomorrhe leur destruction,"trois hommes" viennent à la rencontre d'Abraham. Il est promis à Abraham une grande descendance, une grande nation. Les rires suivants concernent la réaction de Sarah, la femme d'Abraham, à l'annonce d'une maternité.

Genèse chap 18 vers 12-13-15: "Sarah "rit" en elle-même disant: Flétrie par l'âge, ce bonheur me serait réservé! et mon époux est un vieillard!" Le Seigneur dit à Abraham: "Pourquoi Sarah a-t-elle ri?...Sarah protesta en disant: "je n'ai point ri", car elle avait peur. Il répondit: "Non pas, tu as ri!".

Ainsi une controverse s'établit entre le couple et Dieu sur le sens du rire de Sarah. Le rire intérieur de Sarah est aussi sincère et enfantin que celui d'Abraham. Néanmoins, il est entaché quelque part d'une parcelle de doute; d'où l'interrogation sur le sens de son rire.

L'annonce se réalise et Isaac vient de naître et il est nommé selon le rire de ses parents: "il rira" ou "Yitsh'aq".

Genèse chap 21 vers 6-9: "Sarah dit: "Dieu m'a donné le rire (la félicité) et quiconque l'apprendra, "rira" à mon sujet" (se réjouira ou...se moquera?).

Puis: "Sarah vit que le fils d'Agar l'Egyptienne (Ismaël), que celle-ci avait enfanté à Abraham, en train de "rire"! (se livrer à des railleries)".

Le rire de Sarah est encore un rire de joie et de félicité, celui de la guérison d'une stérilité prolongée, un rire de plénitude. En revanche, le rire de ses voisins est peut-être déjà teinté de jalousie, et celui d'Ismaël est le début d'une dégradation du sens, puisque son rire est amer et rageur: il doit dorénavant partager l'affection du père avec son nouveau demi-frère.

Deux des trois hommes-anges cités ci-dessus vont maintenant avertir Loth le neveu d'Abraham de la prochaine destruction de Sodome, en le priant de quitter la ville, lui et les siens. Loth transmet le message à ses gendres qui ne le croient pas.

Genèse chap 19 vers 14: "Loth sortit et alla parler à ses alliés, époux de ses filles et dit: "Venez! Abandonnez ce lieu, car l'Eternel va détruire la cité". Mais il fut, aux yeux de ses gendres comme un homme qui "rit" (qui plaisante)".

La famine sévit en terre de Canaan et Isaac part avec sa femme Rébecca dans le pays des Philistins. Quand il rencontre le roi Abimelekh, il lui dit que Rébecca est sa soeur, de peur d'être tué, tant sa femme était belle! Mais Abimelekh surprend Isaac avec son épouse.

Genèse chap 26 vers 8: "...Abimelekh, roi des Philistins, regardant par la fenêtre, vit Isaac en train de "rire" avec Rébecca, sa femme..."

Le rire a le sens ici de caresse, de jeu érotique.

En Egypte, Joseph refuse de succomber aux avances de la femme de Putiphar, officier de Pharaon. Dans un désir de vengeance, cette femme monte une fable pour discréditer Joseph. auprès de son époux.

Genèse chap 39 vers 14-17: "...elle appela les gens de sa maison et leur dit: "Voyez! on nous a amené un Hébreu, pour "rire" de nous!..."

Le rire ici a également le sens de flirt, de jeu érotique. Là dessus se terminent les versets de la Genèse relatifs au rire.

Lors de l'errance dans le désert du Sinai, le peuple vit que Moïse tardait à descendre de la Montagne où il était monté à la rencontre de Dieu. Le peuple crut que Moïse l'avait abandonné; il décida alors d'ériger un Veau d'or pour l'adorer.

Exode chap 32 vers 6: "Ils se levèrent de bon matin, le lendemain; ils offrirent des holocaustes et amenèrent des sacrifices rémunératoires; le peuple s'assit pour manger et pour boire; puis ils se levèrent pour rire (se divertir)".

Le rire se transforme et devient ici un rire orgiaque de débauche.

A cause de Dalilah sa bien-aimée, le juge Samson est prisonnier des Philistins qui le rendent aveugle pour se venger de lui. Lors d'une fête, il leur sert d'amusement.

Juges chap 16 vers 25: "Comme ils étaient de belle humeur, ils dirent: "Faîtes venir Samson pour qu'il nous divertisse!" Et on le fit venir de la prison, et il les fit "rire", et on le plaça entre les colonnes".

Le rire prend ici la forme d'un jeu sadique.

Après la chute de Samarie, Ezéchiel prophétise et promet un sort identique à la Judée, sa soeur, si elle continue à être dévoyée.

Ezéchiel chap 23 vers 32: "Ainsi parle le Seigneur Dieu: "Tu boiras la coupe de ta soeur, si profonde et si large; elle sera une cause de "rire" et de moquerie, cette coupe au grand contenu".

Nous avons ici le dernier rire de la Bible dérivé de la racine "tsadé-hét-qouf". C'est un rire de la déchéance totale puisque la coupe du châtiment sera bue et provoquera le rire final de la destruction de la Judée.

 

On a ainsi évolué progressivement du rire inconscient, enfantin et paradisiaque d'Abraham vers un rire conscient, indigné, joueur, intéressé, érotique, orgiaque, sadique, puis destructeur.

Mais le rire ne s'arrête pas sur ces propos! Il existe dans les Prophètes et dans les Hagiographes (mais pas dans la Bible proprement dite) un mot voisin dont le sens le plus fréquent est "jouer", en hebreu sahaq ou "sin-hét-qouf". Sur trente cinq citations, il n'aurait le sens de rire que dans l'une d'entre elles, soit Ecclésiaste 3/4 "il y a un temps pour pleurer et un temps pour rire", pour nous enseigner la valeur relative des affaires de ce monde et nous apprendre la mesure. Les autres mentions ont pour sens soit jouer, soit ricaner ou se moquer.

Un autre mot hébreu nous suggère ou nous montre la voie d'un retour au rire originel d'Abraham. A travers le jeu, la moquerie, la dérision, la raillerie et l'hécatombe des valeurs du rire, on perçoit en filigrane, notamment dans les Proverbes de Salomon et dans les Psaumes de David, le mot "shaa'shaa'", une lueur d'espoir, une flamme dans les yeux.

Ainsi, par le jeu de mots ou l'interprétation des mots de la Bible, on peut retrouver le bonheur et la joie limpide du rire d'origine. Les clins d'oeil du "signe", la découverte d'un nouveau sens et parfois d'une essence de l'Ecriture peuvent déclencher un bien-être intérieur, un ravissement, une grâce soudaine, voire des tremblements d'extase, proches du rire d'Abraham et de Sarah.

Le chemin du Retour (téshouvah) peut être différent de celui du trajet habituel, et la lumière qui se réfléchit dans le miroir de la vie peut avoir un éclat inattendu.

Albert SOUED - décembre 1989