Immanence et transcendance
Pour Spinoza, Dieu est immanent et non transcendant. Il est dans toute la nature, dans ce qui est créé, il est éternel et infini comme le monde créé. De tout temps il y a eu l'univers et il y aura toujours l'univers, et cet univers contient le divin: il n'y a donc ni début ni fin.
"L'essence de Dieu est dans la puissance": comme Dieu est Nature, cette expression signifie que l'essence de la Nature ou "substance" se manifeste par son pouvoir illimité, dans l'espace et dans le temps, le pouvoir de créer, de transformer et d'évoluer. Toute chose est la substance, sous l'aspect singulier et concret qui est le sien. Contrairement à la pensée de la Qabalah, il n'y a pas de place pour un dieu personnel et secret.
Le dieu de Spinoza est un peu grec; il est lié à la nature et on ne se pose plus les questions de la création: quand? comment? La réponse est que Dieu est révélé et contenu dans tout ce qui est créé. Quant à pourquoi la création, Spinoza rejoint néanmoins sur ce point précis certains qabalistes: Dieu crée le monde par amour pour lui-même, pour se contempler, étant lui-même ce monde.
L'immanence dans la tradition de la Qabalah est la Divine Présence ou Shékhinah, dont l'attribut est la dixième et dernière séphirah de l'Arbre de Vie, en contact avec l'univers créé. Cette présence au féminin ne se confond pas totalement avec la Nature et ne se limite pas aux lois qui régissent le monde. Elle remplit l'univers créé de la lumière du divin et de son nom, et elle est perçue par ceux qui la cherchent, à travers le monde intermédiaire des anges et des âmes, celui qui se confond avec le monde des lettres hébraïques. La présence de la Shékhinah est plus ou moins forte en fonction du comportement moral du peuple d'Israël. Cette présence est consécutive à la fracture originelle et elle est provisoire: lorsque la "téshouvah" ou "retour/rédemption" aura gagner le coeur de l'humanité, la Shékhinah rejoindra son giron pour retrouver l'unité originelle, dans la transcendance.
Pour Spinoza, la question de la transcendance ne se pose même pas. On ne peut croire que ce que l'on voit et toute croyance en un dieu caché n'est que superstition de l'ignorant ou moyen pour asservir le peuple. Spinoza n'est ni croyant ni religieux, son univers est rationnel et scientifique, objectif et matériel. Dieu n'existe que dans sa connaissance, c'est-à-dire la connais-sance continue et approfondie de l'univers, et celle de soi-même, infime partie de cet univers.
Le "connaître Dieu" rapproche Spinoza des qabalistes, mais uniquement sur ce point. Car toute la dimension d'une recherche de la transcendance par la voie de la rédemption n'existe pas chez lui, puisqu'elle n'est que subjectivité. Ainsi la prière ou la méditation ne seraient que des subterfuges liés à la pauvreté de la pensée ou à la peur de la mort: celle-ci est une fin et non un début. Il n'y a donc pas de monde "à venir" ou de monde intermédiaire, et il faut vivre sa vie pleinement et joyeusement car il n'y a pas d'autre vie, la mort étant la fin du parcours naturel de l'homme. Seule sa pensée lui survit, et c'est dans la pensée que l'homme est éternel puisque la pensée ou l'esprit est l'âme. En perfectionnant cette pensée à l'extrême par la voie de la raison, on contribue à la communion avec Dieu et on atteint la "béatitude" terrestre.
La raison et les sentiments
Pour poursuivre la comparaison avec la tradition de la Qabalah, celle-ci enseigne aussi qu'il faut jouir pleinement et le plus joyeusement possible de la vie matérielle car la vie future est d'un autre ordre, d'une autre forme. Par contre la Qabalah ne ferme pas la voie et plutôt encourage le retour vers un monde intangible et non perceptible aux sens du commun des mortels. Par contre, dans cette recherche du divin, la Tradition n'encourage pas la communion avec Dieu. Bien au contraire, une distance doit être établie entre l'homme et le divin, résultant d'un équilibre entre l'amour et la crainte de ce divin, contrairement à la pensée de Spinoza qui engage l'homme à adhérer totalement à la nature-Dieu.
Le monde de l'imaginaire et du rêve est étranger à Spinoza, car il est antinomique au monde de la raison. Celui-ci estime, de plus, que les institutions politiques pourraient s'en emparer et l'exploiter pour mieux asseoir leur autorité, quand ce n'est pas pour asservir les plus crédules.
L'univers de Spinoza est mathématique, mais limité aux connaissances acquises et prouvées; il n'y a aucune extrapolation hasardeuse vers un au-delà; il n'y a pas de hasard! On a appelé Spinoza, l'athée de "système".
L'homme est déterminé; s'il croit être libre, c'est qu'il ne sait pas, parce qu'il est ignorant. L'homme obtient sa liberté à travers le perfectionnement de sa connaissance de Dieu: cette connaissance est amour, mais cet amour est purement intellectuel.
Quant aux sentiments, ils découlent tous de la triade "désir, joie et tristesse". Le désir est l'essence de l'homme qui le pousse à se réaliser en acte et à être lui-même. Quand la puissance d'agir de son corps et de son esprit augmente, il est joyeux; inversement quand cette puissance diminue, il est triste.
L'homme, comme la nature, agit par nécessité, sans fin; par ignorance, l'homme a l'illusion d'une fin. Le "bien" est ce qui est prouvé utile par la raison et hors de toute passion, le "mal" est ce qui nous empêche d'accéder à ce "bien". L'homme joyeux met en oeuvre toutes ses facultés rationnelles et toutes les forces de son esprit et de son corps pour atteindre et communier avec Dieu-Nature et il écarte de son chemin toutes les embûches intérieures et extérieures qui caractérisent le mal et qui l'empêchent d'atteindre son objectif. L'homme triste est privé de Dieu parce qu'il pense "mal" et ne mobilise pas son potentiel utile dans cette recherche de la connaissance intellectuelle du divin.
Ainsi on peut trouver le bonheur en recherchant ce qui est utile, sous la conduite de la raison, en accroissant la puissance de l'esprit. Prendre conscience de l'union intime de notre esprit à Dieu, qui est la Pensée par excellence, c'est se connaître soi-même comme pensée de Dieu et participer à sa nature. Comprendre Dieu est le salut: comprendre ses attributs, ses actions, ses oeuvres, comprendre les choses singulières, non plus par des lois abstraites, mais par la vision des choses elles-mêmes.
Selon la Tradition, comprendre Dieu ou l'autre, c'est les aimer non seulement par l'esprit mais aussi par le coeur, même si on s'engouffre alors dans les errements de la raison et qu'on offense la pensée de Spinoza. Rappelons ici que dans la biographie de Spinoza, il n'y a pas de femmes, pas d'amies, ni de maîtresses, ni de conjointes: il n'y a que les trois femmes du père, dont la mère de Baroukh. Et il n'y a pas d'enfants...
Au delà des notions de divin et de bonheur, il existe une différence majeure entre la pensée de Spinoza et celle de la Tradition de la Qabalah: le sens du temps.
Le sens du temps
Chez Spinoza le temps est celui de la Nature, éternel; il n'intervient pas dans la recherche de Dieu. Le temps comme la mort n'ont qu'une réalité subjective, apparente: la pensée "vraie" les dénonce en les démystifiant. Le monde "vrai" est sans origine et sans fin. La "vérité" est éternelle et le sens absolu est dans la pensée de Dieu. L'individu meurt, sa pensée vit: elle participe à la pensée du tout, de Dieu. "Soi" est en Dieu, à travers la conscience universelle du monde. La vertu c'est de comprendre et, comprendre, c'est vivre dans l'éternité.
Dans la tradition de la Qabalah, le temps est le facteur principal, au point que tout est mis en oeuvre pour le créer et, par cette création, on se rapproche du divin. La mort comme la naissance ne sont que des fractures qu'on répare dans le parcours de la vie, grâce au temps qu'on crée.
La religion
Pour répondre aux besoins psychiques d'irrationnel de la "multitude" faible et ignorante, toute religion historique se fonde sur le culte, la prière et sur la révélation. Autoaliénée de ce fait, et subissant la flatterie et la démagogie des dirigeants religieux, cette multitude est prête à se soumettre jusqu'au sacrifice. Elitiste mais généreux, Spinoza propose alors un programme pour faire parvenir progressivement le peuple à une "semi-rationalité".
Dans une première étape, il faut bannir les religions historiques et les remplacer par la "RPU", la religion populaire et universelle, religion de la raison mais dépouillée de la complexité de la doctrine: le peuple n'a pas besoin de comprendre l'intégralité des processus logiques qui mènent à la vérité de la raison universelle. Il suffit qu'il obéisse à ce qui lui est présenté comme raisonnable par un Etat laïque et éclairé. Il pourra alors atteindre cette "semi-rationalité", sous la double autorité de la raison et de la...Bible révélée, à condition que le message biblique soit réinterprété et que son contenu soit objectivé comme une science. En effet, il est trop tôt ou imprudent de dépouiller le peuple d'une "drogue" encore nécessaire; mais Spinoza choisit la Bible juive, plus facile à rationaliser.
Dans une deuxième étape, pour émanciper le peuple, l'Etat doit procéder à sa formation; il doit définir et inculquer les normes de cette "semi rationalité": l'école laïque se substitue à l'école des prêtres et des rabbins. Dans l'attente et l'espoir d'un état général de "la rationalité universelle", qui le rendrait alors inutile, l'Etat seul est détenteur de la vérité normée, à laquelle le peuple doit obéir pour parvenir à la raison, par la répétition et l'habitude.
Pour diffuser ce programme, les intermédiaires les mieux placés sont constitués de l'élite conquise à la doctrine de la raison: ils doivent utiliser un langage du type mathématique et mettre en oeuvre une pensée à base de déductions logiques; leur attitude doit néanmoins être prudente et ils doivent dissimuler habilement leurs objectifs. Ils doivent parvenir à leurs fins par la persuasion tout en utilisant la méthode polémique, en faisant ressortir par exemple les contradictions objectives et flagrantes de la Bible, pour en saper les bases.
Echafaudé il y a plus de trois siècles et demi, ce programme utopique mais habile peut encore plaire, les idées de Spinoza revenant à la mode dans cette fin de millénaire, où l'élite laïque ou athée est en plein désarroi devant un vide d'idées et d'idéaux. Mais ce programme comporte les dangers d'un despotisme de la raison, d'un comportement "politiquement correct", d'un conformisme, voire d'un fascisme scientifique.
Messianisme et retour
Pourtant, comme celle de la Qabalah, la pensée de Spinoza est teintée d'un certain messianisme. Mais contrairement au messianisme qabalistique ou h'assidique qui laisse à chacun, du plus humble et du plus ignorant au plus intelligent et au plus lettré, la possibilité de choisir la voie personnelle du Retour ou de la rédemption, d'y cheminer avec ses propres moyens et de contribuer à la connaissance universelle du divin, Spinoza propose le salut à l'élite des "happy few" capables d'atteindre la connaissance du "troisième type". Rappelons que la connaissance du premier type est celle de la superstition du plus grand nombre. Celle du deuxième type est la raison. Le troisième type de connaissance est l'"essence formelle de certains attributs divins menant à la connaissance de l'essence des choses", soit en termes clairs, l'intuition géniale fondée sur une longue recherche rationnelle et un travail approfondi préalables: c'est la méthode de la découverte scientifique. En découvrant les lois immuables de la Nature, on découvre Dieu.
La Qabalah propose également des voies de recherche basées sur la concentration et sur la contemplation qui doivent conduire à une intuition prophétique. Mais contrairement à Spinoza, elle n'a pas écarté d'emblée la part d'irrationnel dans l'homme, qu'elle considère tel qu'il est, englué ou non dans le monde matériel, et elle lui propose diverses voies de transcendance du divin.
Génial et précoce, Spinoza lisait le Talmud dans le texte à treize ans. On peut émettre l'hypothèse qu'il s'est intéressé aussi à la Qabalah, si florissante en Europe depuis le Moyen Age, ne serait ce que par simple curiosité. Mais cela ne peut être qu'une simple hypothèse car on ne lui connaît aucun maître qabaliste. Peut-être a-t-il été initié dans le secret de ses lectures? Toujours est-il que nous avons la conviction que pour échafauder sa doctrine éthique, eschatologique et politique, Spinoza a subi aussi bien l'influence du cartésianisme et du rationalisme naissants que celle de l'ésotérisme juif, si propice à un marrane ou à un ex-marrane.
Comme la Qabalah, Spinoza dérange: la raison et la logique poussées à l'extrême dans un système philosophique d'une grande cohérence ont aussi bien effrayé les religions établies qu'inspiré, fasciné ou interpellé tous les philosophes depuis cette époque: Spinoza a été plus haï qu'aimé. Il a été exclus par sa communauté, il a été considéré comme hérétique et dangereux par les catholiques et par les protestants, il a été dénigré par les philosophes. Il a échappé à un attentat. Spinoza dérange, non seulement parce qu'il propose une discipline dans la pensée, mais comme la Qabalah, il propose un cheminement non conventionnel vers la Vérité, une possibilité de se dépasser.
Devant les excès dogmatiques des religions établies et organisées et leurs conséquences connues de rejets, d'expulsions, de massacres et autres autodafés, s'appuyant sur des prémices prometteuses de délivrance de l'homme et de son angoisse par la raison, Spinoza a mis les voiles et chargé la barque d'un seul côté, croyant détenir la seule Vérité: il a négligé la Voie du Milieu qu'il a certainement entrevu dans ses probables lectures du Zohar ou lors de son polissage patient et précis des lentilles optiques. Mais la tuberculose et la mort précoce ont eu raison de sa maturité et il a sans doute laissé la tâche de redresser la barre de ses doctrines, aux générations futures (*).
Immanence et transcendance ne sont-elles pas les deux mamelles d'une même raison universelle?
(*) Spinoza a vécu 43 ans, au milieu du 17 ème siècle, presqu' en même temps que Shabetay Zvi, le faux Messie, et il a dû être sensibilisé par cette farce métaphysique. Il est né à l'aube de l'ère scientifique et on commençait alors à découvrir le nouveau monde et le sens de la raison. Il lui fallait bannir toute irrationalité et toute imagination, représentées alors par la religion et la superstition. C'est seulement depuis moins d'un demi siècle que l'on sait que le cerveau de l'homme a une zone qui commande l'irrationnel, qui est alors une nécessité physique qu'on ne peut occulter sans dommage. De même les dernières doctrines sur la constitution de l'univers laissent une place considérable aux phénomènes incontrôlables.
Albert SOUED - septembre 1994